Ou pourquoi on devrait réfléchir aux questions éthiques avant d’écrire un bouquin (et non, ça n’a rien à voir avec la censure).
Ces derniers jours, j’ai lu cinq ou six papiers sur le thème de « grands dieux ! c’est le retour de la censure au nom de la bien-pensaaaaance, on va tous mourir, George Orwell nous l’avait bien diiiit » (il doit se retourner dans sa tombe, le pauvre gars). Et de n’en plus finir d’amalgamer des exemples qui signifient une chose et son exact contraire, de préférence en témoignant d’un manque de culture générale affolant.
Ça m’a rappelé la fois où j’avais publié le petit Guide à l’usage des auteurs qui écrivent des livres sexistes (mais qui ne font pas exprès) et où des hordes de gens bizarres étaient venus hurler à la censure sous prétexte que je fournissais à mes collègues des pistes de réflexions pour éviter des poncifs oppressifs trop largement répandus (je précise que mes collègues m’en ont remercié pour la plupart, parce qu’ils sont des gens qui aiment réfléchir — vive eux, ils sauveront le monde, toussa).
Alors, comme ici je ne parle que de livres (parce que je suis écrivaine et que ce blog s’adresse avant tout à mon petit milieu), je vais faire court. L’histoire de la littérature, c’est pas compliqué : c’est une dispute permanente entre les anciens (l’ordre moral établi et dominant) et les modernes (ceux qui veulent aller de l’avant éthiquement). Tu choisis n’importe quelle époque et tu tombes toujours sur ces deux groupes en train de se foutre sur la tronche. Je ne parle pas ici de la Querelle avec ses majuscules qui a donné son nom à l’affaire au XVIIe et qui concernait la question de l’imaginaire avant tout (même si elle est révélatrice et que les Anciens ont évidemment fini par perdre), mais d’une façon plus vaste je parle de l’affrontement des idées et des vagues de censures qui se sont accumulées depuis le Moyen Âge. Le combat des Lumières, Les Fleurs du Mal, Madame Bovary, vous vous rappelez ? La lutte de Victor Hugo pour pouvoir écrire (entre autres) le mot mouchoir dans un livre, vous ne vous en souvenez probablement pas, mais c’était important aussi. En revanche, vous n’avez aucun souvenir des auteurs bichonnés par l’institution et dont l’éthique était l’exact reflet de leur société et c’est normal : c’est toujours la modernité qui l’emporte. Prenez n’importe quel bouquin encore lu aujourd’hui malgré ses deux, trois ou quatre siècles d’existence, vous constaterez que l’auteur, en tout cas sur le livre en question, tirait vers la modernité et n’était pas une figure de proue de l’ordre social établi, même s’il s’en est plus ou moins bien tiré à son époque en fonction des alliances politiques qu’il était parvenu à tisser (il était plus confortable pour Voltaire d’avoir le soutien indéfectible de Madame de Pompadour – ça ne l’a pas empêché d’écrire quelques horreurs misogynes et racistes, mais ces dernières, précisément, sont renvoyées aujourd’hui dans les poubelles de l’Histoire, pour laisser survivre ses idées les plus novatrices). C’est le camp qui s’est battu contre la censure pour aller dans le bon sens de l’histoire de l’humanité (moins d’oppression, plus d’égalité) qui finit par l’emporter. Ça n’a jamais empêché les modernes de se faire parfois trucider pour des idées en avance sur leur temps. On commence à peine à exhumer les pièces anti-racisme d’Olympe de Gouges. Ça n’a pas empêché non plus les anciens de faire des best-sellers parfaitement dans l’air de leur temps, mais ces derniers ne se sont pas inscrits dans l’histoire. Pourquoi ? Parce que :
LES LIVRES ONT DES DATES DE PÉREMPTION
(c’est comme les yaourts)
Avant d’aller plus loin, faisons comme au bon vieux temps des devoirs de philo, entendons-nous sur les définitions. Un best-seller est un livre qui a échappé à son public pour ratisser beaucoup plus large. Un long-seller, c’est la même chose mais qui parvient à durer dans le temps, disons deux décennies minimum. Les classiques que vous avez lus pendant votre scolarité sont des long-sellers. Enfin, comme nous aborderons également la question de la censure, prenons la définition de wikipedia, qui est très bien :
Le cas de la Bibliothèque Rose chez Hachette illustre parfaitement ce que je souhaite expliquer. Vous connaissez probablement bien la Comtesse de Ségur, en revanche vous n’avez sans doute jamais entendu parler de Zénaïde Fleuriot. Leur situation était pourtant très similaire : toutes deux étaient des autrices de best-sellers, qui cartonnaient de la même manière au XIXe siècle au sein de la Rose. Elles avaient à peu près le même public, les jeunes demoiselles, mais n’étaient pas du même bord intellectuel.
Zélaïde Fleuriot était une autrice en parfait accord avec son temps, très soutenue par l’église catholique qui recommandait ses saines lectures aux jeunes filles. La morale y était toujours sauve et ses livres étaient un reflet parfait de l’idéologie dominante en France à la fin du XIXe.
À l’opposé, la Comtesse de Ségur a dû beaucoup lutter. Son éditeur était soumis à la censure préfectorale et voulait couper des passages entiers de ses manuscrits. Mais la Comtesse a catégoriquement refusé qu’on modifie ses écrits. Pour conserver son droit de regard, elle a même renoncé à toucher des droits d’auteur pour être payée au forfait (c’est marrant, du coup, la censure n’a plus été un problème pour Hachette). Pour l’époque, certains passages scandalisaient, la morale chrétienne y était parfois « oubliée » et les ecclésiastiques reprochaient à la Comtesse de « donner le goût du luxe aux petits pauvres ».
Finalement, après un succès qui a duré plus d’un siècle, Sophie de Ségur est en train de tomber dans l’oubli, rattrapée par son temps. Il y a en particulier une bonne dose de racisme dans Les Vacances qui n’est plus toléré aujourd’hui. Quoique très moderne pour son époque, elle était par ailleurs soumise aux pressions du XIXe qui pesaient sur les femmes, particulièrement en France, et les enfants de ses livres tiennent des discours surannés devenus aujourd’hui insupportables à lire.
S’il faut choisir des exemples plus contemporains, nous pouvons également opposer Harry Potter et Twilight. Harry Potter est aujourd’hui un long-seller parce qu’il est non seulement l’illustration d’un point de vue social qui a fait mouche, à un moment T, mais aussi parce qu’il a su voir beaucoup plus loin éthiquement parlant. À l’inverse, Twilight qui est une photographie parfaite du patriarcat mode d’emploi au début du XXIe siècle (et donc également un point de vue social juste, à un moment T) fut un énorme best-seller pour la même raison mais tombe déjà dans l’oubli. C’est une œuvre qui s’est insuffisamment projetée dans la compréhension des considérations humanistes à venir (sans parler de la pauvreté de son univers et de ses personnages, mais c’est encore une autre affaire).
On pourrait donner d’autres exemples contemporains d’auteurs qui savent illustrer notre modèle social en écrivant des oeuvres qui nous parlent, tout en jugeant leur pensée longue (Despentes) ou courte (Houellebecq) (je vous provoque, je sais), mais intéressons-nous plutôt à la polémique Friends qui a secoué les réseaux sociaux ces derniers jours : les Millenials trouveraient la série grossophobe, sexiste, homophobe, etc.
J’ai cru rêver quand j’ai entendu mon entourage hurler à la censure. « Toi-même, patate, » étais-je tentée de répondre (j’ai un talent fou pour les répliques). Soyons clairs, j’ai beaucoup ri devant Friends dans les années 90. C’était aussi une époque ou je faisais sans doute des blagues sexistes et homophobes (mais toujours inoffensives et même « gentilles », me figurais-je, du haut de mes 15 ans, l’âge bête — si). Si cette série est diffusée à l’heure actuelle sur Netflix comme n’importe quelle série contemporaine, et non comme une oeuvre dans un cadre universitaire, il est parfaitement normal qu’elle soit rattrapée par son temps. Oui, malgré plusieurs prises de positions très novatrices pour son époque, Friends est sexiste et sans doute raciste et plein d’autres choses encore, mais c’est parfaitement normal puisqu’elle est l’illustration des codes et des normes d’une époque aujourd’hui dépassée. Faire rire est l’exercice le plus difficile, il est assez naturel que la série se soit moins préoccupée d’évolution humaniste que d’autres oeuvres moins dynamiques, elle avait déjà bien assez à penser. Elle est rattrapée aujourd’hui par son temps, ce qui signifie que ses jours au sommet des succès télévisuels sont à présent comptés. So what ? Ce n’est pas comme s’il n’y avait rien eu pour remplacer ce chef d’oeuvre. La série a influencé des tas d’auteurs et a fait des petits. Tant mieux. À côté de ça, il est naturel que les jeunes générations s’offusquent en la visionnant. En revanche, demander à ces dernières de museler leur esprit critique sous couvert… d’autocensure ? relève précisément d’un mécanisme de censure.
Un autre scandale récent : Carmen. C’était drôle parce que ceux qui s’offusquaient ne bitaient rien à l’opéra. Et encore plus drôle parce que le metteur en scène n’avait déjà rien bité à la base (ou en tout cas, n’avait pas tenu compte du sens de l’oeuvre). Donc, marrons-nous une seconde : ha ha. Et expliquons.
Contrairement à une œuvre littéraire, un opéra ou un ballet sont toujours des œuvres collectives qui sont soumises à diverses interprétations des gens qui… les interprètent, en fait. C’est dans la grande tradition de l’opéra et ce n’est pas pour rien que dans le Lac des Cygnes, il y a quatre fins possibles, qui vont de la pire tragédie au plus merveilleux des happy ends (et encore ces fins sont-elles inscrites à la postérité parce qu’elles sont célèbres toutes les quatre, fait exceptionnel. D’ordinaire, les versions alternatives ne laissent pas tant de trace). Donc, non, modifier un opéra n’est pas comme décider de virer Dumbledore dans Harry Potter (qui a été écrit par une seule personne, J. K. Rowling pour ceux qui suivent pas). Parce que des metteurs en scène qui décident de changer tel ou tel truc dans un opéra, ÇA ARRIVE TOUT LE TEMPS. Quasiment à chaque mise en scène, en fait, vu que c’est un peu leur boulot (et que les librettistes écrivaient le plus souvent comme des culs ablatés d’une fesse, mais je digresse encore). Donc, à chaque fois que quelqu’un braillait à la censure, en fait c’était comme s’il criait « je n’ai pas la moindre foutue idée de ce qu’est l’opéra, j’y ai mis qu’une seule fois les pieds avec ma classe de lycée ».
En revanche, voici pourquoi l’action de ce metteur en scène était contestable. D’abord, parce que c’est probablement du féminisme-washing. Le gars s’est dit « tiens, c’est un truc tendance, le féminisme, j’va faire le buzz avec ça. » Ce qui est superbement gonflé, c’est de s’asseoir complètement sur le fait qu’à la base Carmen est un opéra féministe qui s’inscrit contre la pensée versaillaise, dans une période qui suit de peu la Commune. Les femmes ayant été plus que présentes dans la résistance parisienne et ayant été massacrées dans un bel ensemble, Bizet a voulu leur rendre hommage (ce qui a d’ailleurs valu une polémique à Carmen lors de sa sortie). Et le fait que l’opéra s’achève sur un féminicide dénonce quelque chose. Partant de là, on peut considérer que la réécriture du metteur en scène amoindrit le message et est contestable. Mais, tant qu’il précise bien qu’il se livre à une réinterprétation, le faire est son droit le plus strict. Donc, une fois encore, face à ceux qui hurlent à la censure dans ce cas précis, j’ai envie de dire « la censure, c’est toi ». (Je n’irai pas voir cet opéra pour autant, je trouve cette interprétation débile).
En fait, le mécanisme de censure est pratiqué depuis des décennies sans que ça ne pose de problème à personne. Par exemple, depuis les années 90, si tous les dessins animés français ou presque sont devenus insipides, c’est en grande partie parce que certaines associations catholiques (les mêmes qu’on a vues débouler dans la rue pour les « Manifs pour tous ») veillaient au grain, avec toutes les idées qu’on leur connait et prenaient tellement le chou aux chaînes de TV que ces dernières obligeaient leurs scénaristes à aller dans la direction de la morale « bien-pensante » (qui n’est pas du tout celle des bobos, attention au détournement de vocabulaire). À la fin, les scénaristes en avaient tellement ras-le-bol qu’ils s’auto-censuraient à tour de bras. Mais depuis quelques années, v’là-t-y pas que les associations féministes et anti-racistes s’y mettent aussi et font contre-poids. Alors forcément, ça râle du côté réac, vu qu’on est plus tranquille chez soi, ma bonne dame ! On les comprend. Mais moi, à votre place, je serais contente : les dessin animés de vos gamins vont être beaucoup moins barbants, d’un coup.
On pourrait continuer des pages entières sur la censure et en particulier parler de l’appropriation et la réécriture collective nécessaire à la survie d’une œuvre dans les mémoires, telle que par exemple Peter Pan — gênant par son extrême misogynie — ou les Contes de Grimm – d’un antisémitisme qui ferait passer Céline pour un modéré (comment ça, j’exagère ?). On pourrait aussi évoquer la distinction colossale entre « liberté d’expression » (légale) et « incitation à la haine »(illégale), mais je vais m’arrêter là parce que ce n’est pas exactement mon sujet.
Mon sujet, c’est que si vous voulez avoir une chance d’écrire un long-seller, ou à défaut un bouquin qui ne sera pas complètement périmé et illisible dans dix ans, vous avez intérêt, en tant qu’auteur, à voir plus loin que le bout de votre nez et à penser plus loin que votre époque, sinon, votre livre sera sanctionné par un oubli collectif parce que c’est la leçon que nous ont appris 8 siècles de littérature moderne. Je sais, c’est une révélation terrible, mais en fait, pour écrire des livres au top, c’est mieux de réfléchir.
Pour finir, le fait que les gens osent l’ouvrir pour donner leur point de vue sur une oeuvre qui les dérange, ça ne s’appelle pas la censure mais la liberté d’expression. Le mécanisme de censure, en fait, c’est vous qui le mettez en branle quand vous leur expliquez que les choses sont comme ça et qu’ils devraient la boucler.
(Et pour ceux qui arriveraient ici avec de la colère plein la bouche à qui je n’aurais pas forcément envie de répondre, je citerai pour finir ma formidable collègue Isabelle Bauthian : « la liberté d’expression, c’est ce qui vous permet de ne pas aller en taule pour vos idées. Mais ça n’oblige personne à les écouter, » le tout dans les limites prévues par la loi évidemment. En dehors de ça, les livres d’Isabelle Bauthian rendent tous ses lecteurs intelligents en diable, c’est la raison pour laquelle je vous les recommande).