Mes newsletters contiennent souvent des anecdotes littéraires. Pour les lire en avant-première, vous pouvez vous y abonner. Toutefois, dans l’idée de relancer ce blog, j’ai décidé d‘en republier quelques unes ici, avec aujourd’hui une histoire célèbre qui circule dans la bouche des scénaristes…
Aujourd’hui, il n’est pas rare de lire des séries, de retrouver des personnages d’un ouvrage à un autre. De mon côté, j’ai écrit quatorze albums de Princesse Sara, trois romans Magic Charly, trois Grimoire d’Elfie… Somme toute, la chose est banale. Mais lorsque cette pratique naquit, elle était révolutionnaire. Vous l’aurez compris : je vous parle des romans-feuilleton qui envahirent les journaux au XIXe siècle et qui lancèrent la sérialisation de masse.
À cette époque, ni télé, ni radio n’existent, et ces journaux sont extrêmement populaires, y compris dans les milieux ouvriers. Avant de partir au travail sous les porches des immeubles ou bien lors de la pause sur les berges de la Seine, on achète le journal et celui qui sait lire le mieux (ou lire tout court) fait la lecture à tous. Ils pouvaient être plusieurs dizaines à se presser autour de l’orateur pour entendre les aventures de leurs héros préférés…
Les journaux avaient bien compris l’intérêt d’embaucher un « feuilletonniste », qui pouvait multiplier leurs ventes par quinze, si ce n’est davantage. C’est dans cet esprit que virent le jour une petite armée de stakhanovistes de la plume, et parmi eux : Ponson du Terrail.
Cet auteur, fou de travail et qui écrivait comme une brute, était moqué à son époque pour son écriture rapide, qui aurait parfois nécessité quelque relecture. On le rebaptisa Tesson du Portail ou Ponton du Sérail, jouant sur les contrepèteries. Un journaliste du Figaro pasticha son style en un magnifique exercice de style, lui prêtant des formules qui firent date, telles que : « D’une main il leva son poignard, et de l’autre il lui dit… », « Quand il se releva, il était mort » ou « Elle avait les mains aussi froides que celles d’un serpent » (vous pouvez essayer, c’est très amusant).
Ponson du Terrail écrivit de nombreux récits, mais il est surtout connu pour sa série autour du personnage Rocambole (celui-là même qui donna l’adjectif rocambolesque à la langue française).
Les droits des auteurs à cette époque étaient encore plus désastreux qu’aujourd’hui et, déjà à cette époque, les auteurs n’avaient droit qu’à la cerise du gâteau qu’ils avaient eux-même cuisiné, les pépins de leur propre pomme, etc.
La suite de cette histoire relève de la légende. Nous sommes nombreux autour de moi à en avoir cherché une trace écrite, en vain. Néanmoins, c’est une histoire que j’ai entendue dès mes études, puis dans le milieu littéraire et celui de la BD. Je ne sais pas si elle est vraie, mais elle se transmet de bouche à oreille depuis des décennies et c’est une rumeur tenace.
Ponson du Terrail, donc, avait vu les ventes du journal se multiplier et savait pertinemment que son Rocambole en était la cause. Toutefois, l’argent ne suivait pas et l’éditeur s’en tenait à la maigre paye du début, ou presque.
Un jour, Ponson du Terrail exigea une augmentation sans quoi il claquerait la porte. Évidemment, l’éditeur lui rit au nez. À cette époque, pas de droit moral, le personnage appartenait au journal qui le publiait, pas à son auteur. L’éditeur promit de recruter n’importe quel tâcheron pour poursuivre les aventures de Rocambole. Ponson du Terrail était bien attrapé, croit-on. D’autant que le texte du jour était livré et sous presse.
Le lendemain matin, le patron du journal lut avec stupéfaction les nouvelles aventures qui se terminaient grosso modo ainsi : Rocambole est capturé par les vilains, attaché, enchaîné, jeté dans une malle remplie de pierres, elle-même balancée à la mer. Comment le héros pouvait-il seulement s’en sortir ?
Les écrivains recrutés en urgence déclarèrent forfait les uns après les autres. Ils eurent beau se creuser la tête : non, vraiment, ils ne voyaient pas ce que Ponson du Terrail pouvait bien avoir à l’esprit pour sauver son héros. Les aventures de Rocambole furent mises à l’arrêt, le public fut furieux et les ventes du journal commencèrent à s’effondrer. Résultat : l’éditeur mangea son chapeau et prévint l’auteur qu’il acceptait de l’augmenter. Ponson du Terrail livra enfin le texte suivant. Ouf ! Tout le monde était soulagé !
Le jour suivant, un nouvel épisode parut dans le journal, qui commençait par ces mots :
« Se sortant de ce mauvais pas, Rocambole remonta à la surface… »
Qu’elle soit vrai ou fausse, cette pirouette de Ponson du Terrail resta dans les annales. Certes, un éditeur perdait la négociation (ce qui est sans doute la plus belle preuve qu’il ne s’agit que d’une fiction). Mais surtout, les scénaristes et auteurs retinrent la leçon : il est inutile d’engluer le lecteur dans des explications, il s’en fiche. L’histoire doit simplement avancer et show must go on.
Si vous êtes curieux de cette histoire, le réalisateur Loïc Nicoloff a réalisé un très joli court-métrage historique autour de ce thème que vous pouvez visionner ici : https://vimeo.com/240447928
Quant au roman-feuilleton, qu’est-il devenu ? Évidemment, il y a toutes les séries que nous connaissons aujourd’hui, mais je crois que pour son côté populaire et régulier, où un créateur se donne corps et âme à son public, le meilleur héritier existant aujourd’hui est le Webtoon.
Vous ne connaissez pas le webtoon ? Je vous partage ma série préférée : Colossale de Rutile et Diane Truc, dont les deux premiers tomes viennent de paraître en librairie : https://www.webtoons.com/fr/comedy/colossale/list?title_no=2378
Pour en savoir plus long sur Ponson du Terrail, lire les articles sur Gallica ici et là.